TOUTES LES NOUVELLES


Je suis une petite fille... - le 13/02/2021 20:24

Mon âge est celui de la date d’aujourd’hui, 11 février. Février, ce temps où le froid humide accueille quand même la beauté des mimosas. Quand vient l’aurore, c’est la promesse, les prémisses du nouveau jour. Mais cette aurore sera un crépuscule. Une victoire du brouillard sur mon rire. Il fait nuit noire, je cherche la lumière dans le regard de Maman mais j’y vois la peur. Les neuf bus nous attendent et les gendarmes et les huissiers.

On le savait déjà, beaucoup sont déjà partis. Nous sommes restés. Pas de trêve hivernale, pas de rêve printanier. Nous sommes des hors-la-loi. Nous sommes des hors-sol. Dès dehors. nos affaires jetées dans les valises. Elles sont lourdes de notre vie. Lourdes de nos errances. Lourdes mais sans miracle. On nous a cueillis comme on arrache des fleurs qui commençaient à prendre racine. Les mauvaises herbes. Je me sentais jonquille. Nous sommes étrangers. On ne gênait personne. On ne prenait le travail de personne. Notre patrie, c’est l’exil. Brutalité ordinaire. Maman a envie de vomir mais elle tient ma main. Il y a les pleurs, le silence, une centaine d’enfants qu’on condamne au bitume. Nous ne sommes pas d’ici. Il ne fallait pas être étrangers. Tant pis pour nous. Je n’ai rien choisi. Les 300 visages expulsés non plus. Une expulsion d’êtres humains qui n’ont pas les bons papiers, pas la bonne trajectoire. Il y a les malades, les faibles, les résignés - tous enchaînés au fardeau de la désespérance. Dans ce mot, il y a errance. Ils jettent nos peluches dans les containers, ils balancent notre enfance à la poubelle, pas de place pour notre douceur, notre tendresse. Nous sommes des migrants. Les oiseaux migrateurs vont de nid en nid, il faut de la force pour affronter les vents contraires. Ce que crie l’aube en silence ce matin c’est que cette zone libre n’est plus notre grande maison. Nous sommes prisonniers de notre destinée. Et de l’horreur rendue normale par les gens dans les bureaux, nos bourreaux.

A peine la dernière famille partie, les pelleteuses déchirent nos refuges, défoncent nos souvenirs, dénoncent notre présence, démolissent nos jours heureux. Ma peluche m’appelle au milieu des épluchures, des ordures. La cruauté nous dégueule dessus dans cette nuit sans fin. Les oiseaux chantent quand même, je les écoute pour ne pas entendre les bus, les gendarmes et les pleurs des peluches qu’on jette. Si on pleure tous, c’est notre tristesse, notre colère et les gaz lacrymogènes. On n’a plus que nos yeux pour pleurer. Mais mon école m’attendra. Ils ne savent pas qu’on m’a chassée comme tant d’autres. Mes copines vont se demander où je suis. Elles sont bien nées mes copines, l’une voit ses grands-parents, l’autre a autant de poupées qu’on compte de jours dans l’année, l’autre a eu un petit chien. Moi, j’ai le chant des oiseaux pour ne pas entendre la nausée de ma mère et pour oublier que mes yeux piquent. En pleine pandémie, en plein hiver, j’ai peur de ne pas entendre le mimosa fleurir. Ils vont attendre Maman à son travail demain.« Dégage tu n’es pas née ici » sont les mots que me chuchote la bruine. Mais comment on fait pour décider ça? Choisir son destin, avoir des poupées, un chien et une maison dans laquelle on joue aux cartes et on rit en dansant? Ma maison, c’est ma valise ce matin. Je me sens déracinée, j’aurais voulu être comme le mimosa, fleurir malgré l’hiver, malgré le froid, malgré la cruauté du brouillard et des hommes. Saba, l’adolescente géorgienne, elle est en section théâtre au lycée, elle n’a pas voulu partir. Et puis il y a la situation médicale de sa mère. Il y a tous ces inconnus venus pour nous défendre, gazés, ignorés. Il y a cette femme châtain qui me sourit, je sais que le mimosa fleurit déjà dans sa fraternité. Je suis une petite humaine de 11 ans et quand je regarde mon visage dans la flaque de pluie, je me sens sans nationalité. J’ai juste des yeux verts et froid aux mains. Ils ont fermé la porte de la cathédrale pour ne pas qu’on puisse trouver un refuge. Lourdes mais sans miracle. Ma seule religion, c’est l’amour de mon prochain. Dans prochain, il y a proche, surtout dans cette époque de toutes les distanciations. Ils nous tiennent à distance. Ils nous imposent des gestes barrières. Des murs, des séparations. Mais moi, j’aime les autres. Surtout ceux qui ont froid aux mains, qui ont la nausée, qui cherchent leur peluche.

J’avais dit à Maman que je travaillais bien à l’école pour lui acheter une maison et on mettrait des branches de mimosa dans un vase ou un vrai dans le jardin. C’est foutu. J’imagine que nous sommes des héros avec des capes dorées. Ce sont juste des couvertures de survie. Regardez nous, nous portons l’espoir du mimosa doré dans votre hiver cruel et inhumain. Dans la flaque d’eau, je me vois avec ma couverture de survie, je me promets de survivre. Princesse habillée d’or mais sans château et sans le sou. La rue est mon enfer, il est grand et trop froid. Chacun repartira boire un thé chaud dans son canapé avec coussins, mais nous, étrangers expulsés, on nous arrache notre petit coin de ciel bleu, on nous veut ailleurs. Notre force est dans notre dignité. C’est ce que le silence de Papa me dit. Je dessine sur l’horizon et sur les grandes vitres du bus le visage des inconnus qui m’ont souri avec des larmes dans leurs yeux. Sous nos masques, nous respirons moins bien, nous ne parlons pas. Quand j’ai envie de pleurer, je me passe en boucle le chant des oiseaux de ce matin du 11 février. J’aurais voulu serrer ma peluche contre moi pour essayer de dormir. Le chemin va être si long. J’ai déjà le mal des transports, la même nausée que Maman. C’est un rayon de soleil au milieu de la bruine qui me servira de réconfort.

Je ferme les yeux car je ne sais pas où nous allons.

Enciel